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Terminée – Bécassine : une héroïne de notre temps

Côté Jardin

L’œuvre

Du 22 mars au 03 avril 2022 | Entrée libre | Côté Jardin
Finissage samedi 2 avril 2022 à 17h30

En 1840, à Moscou, Mikhaïl Lermontov publie son unique roman Un Héros de notre temps. En 2022, à Amiens, il est temps que quelqu’un réinvente la modernité de Bécassine, première héroïne de la bande dessinée française, première femme à parcourir le monde et à se confronter à sa modernité naissante, personnage née sous la plume de Joseph Porphyre Pinchon en 1905 et toujours d’actualité, ou presque, ou différemment…

Comment, en effet, comprendre, découvrir, regarder, aimer, critiquer ce personnage étrange et lunaire ? Quelle place accorder, ici et maintenant, à sa nativité et à son énergie sans limites, à son humour et à son courage qui voit Bécassine se faufiler dans toutes les technologies à sa portée: prendre l’avion, écouter la radio, conduire une automobile, sauter dans un train (bien avant Tintin qui lui empruntera plus tard ses traits épurés et expressifs). Mais aussi s’inventer féministe et iconoclaste, remettre à sa place les puissants et tailler sa route au milieu d’un 20e siècle en plein bouleversement?
C’est à cet exercice périlleux et passionnant que se sont livrés les étudiants de la Licence Métiers de la Bande dessinée de l’UPJV, relevant le défi de transposer Bécassine dans un monde qui ne lui ressemble plus, mais qui conserve les traces de son inventivité, de sa passion et de son espièglerie. Un optimisme désuet pour une génération parfois sombre, mais un optimisme qui est (aussi) celui de l’art et de la re(création). Au fond, quel meilleur hommage que celui du détournement, c’est-à-dire la capacité à rendre de nouveau présent l’essentiel de Bécassine : sa capacité à critiquer notre société, à mettre en évidence son hypocrisie, mais aussi sa tendresse et sa générosité.
Les chemins parcourus par les étudiants sont donc multiples, souvent inattendus et parfois irrévérencieux face à cette figure trop méconnue.
Pour commencer, Bécassine se réinvente physiquement, changeant d’accoutrement pour rester jeune, enfilant un pantalon et plaçant des écouteurs sur ces oreilles, presque Geek devant sa télé et les jeux vidéo ; des jambes velues lui poussent parfois et elle emprunte pour un instant la silhouette torturée de Cruella ; jusqu’à devenir une bien timide, mais si charmante top model, fragile silhouette sur un podium ou son ingénuité défie les canons artificiels de la mode.
Puis, Bécassine continue son chemin au cœur de notre modernité déconcertante, découvrant Instagram et une popularité planétaire, instantanée et magique ; devenant tout à coup l’héroïne pop et urbaine des selfies adolescents ; jusqu’à faire corps avec la technologie pour se transformer en une machine excentrique et branchée, sorte de robot sur roulette au croisement de Metropolis et d’Astro-boy,
Mais c’est aussi le monde autour de Bécassine qui change, un monde cruel et ultralibéral ou son inconditionnelle générosité trouve difficilement à s’employer, un monde où Pôle Emploi ne lui propose plus qu’une formation à la rédaction de CV, elle qui fut toujours le courage et le labeur d’un peuple fier, débrouillard et résilient. Jusqu’à imaginer l’échec total d’une carrière qui se termine dans le crime, Bécassine désormais vendeuse de rêves artificiels pour une jeunesse qui la méprise. Une atmosphère crépusculaire proche du film noir que l’on trouve parfaitement mise en lumière par un noir et blanc sombre, nous donnant à voir la naissance d’une nouvelle justicière prête à faire le ménage à Sin City. La légendaire coiffe bretonne de Bécassine devient ici l’accessoire d’une vengeresse masquée au regard d’acier.
Et, pour finir, Bécassine quitte définitivement notre monde trop cruel pour s’aventurer loin dans l’espace au volant d’un mystérieux engin inter-planétaire, son visage malicieux disant « Au revoir » à un enfant cyborg toujours fasciné par cette figure tendre et lumineuse.

Mais, à bien regarder l’ensemble de ces propositions irrévérencieuses, drôles, décalées ou tragiques, n’étaient-elles pas déjà tapies au cœur même de l’œuvre de J.P Pinchon, lui qui traversa en 82 ans de vie, la magie de l’Opéra de Paris comme les horreurs de la Première Guerre Mondiale, la folie des années 1920 comme la crise des années 1930, documenta l’arrivée parfois abrupte d’une modernité faisant vaciller les bases d’un monde qu’il n’eut de cesse, comme Bécassine, d’interroger avec humour et bienveillance?

Justin Wadlow