Une ouverture au monde dans toute sa richesse et sa complexité !

Marie Sorbier : Une nouvelle saison, est-ce pour vous toujours une page blanche ? Est-ce que c’est un équilibre entre la poursuite d’un projet que vous menez déjà depuis plusieurs années et l’invention d’un nouveau monde ?
Laurent Dréano : Une nouvelle saison est toujours une page blanche et c’est plus que ça. Au lendemain de la pandémie, la question est de savoir quel est le sens de notre action, où allons-nous et à qui nous nous adressons ? Pour la Maison de la Culture d’Amiens, il y a quelques fondamentaux.
D’abord, c’est une grande maison de production et de diffusion. C’est une mission que l’on continue à mener avec beaucoup de désir, de gourmandise et de questionnement. Aussi que doit-on montrer ?
Une maison qui est installée sur un territoire doit vivre avec ses partenaires, être force de proposition, fédératrice, d’envie, de projets communs.
C’est d’autant plus important que ce territoire porte une dynamique, publique avec l’État et les collectivités région, département, métropole, et privée avec ses entreprises. Amiens est ainsi candidate pour être Capitale Européenne de la Culture en 2028. Une Scène nationale est un élément fort d’un service public de l’art et de la culture. Nous sommes une porte d’entrée, un instrument, parmi d’autres, d’émancipation individuelle et collective, d’accès à des œuvres sensibles qui portent un regard sur le monde, qui permet à des artistes de proposer ces changements de points de vue salutaires.
Ici, nous avons la chance d’avoir des habitants qui nous suivent depuis toujours.
D’autre part, on travaille énormément avec le monde de l’enseignement, du primaire au lycée, jusqu’à l’université. Dans un territoire aussi riche de sa jeunesse, de ses familles, de ses entreprises – représentées, entre autres, par notre Club de mécènes – de ses services à la population – je pense également aux hôpitaux – c’est un enjeu majeur ! Nous avons un objectif, celui de toucher davantage celles et ceux qui sont plus loin de nous…

M.S. : Placé sous l’héritage historique et symbolique d’André Malraux, est-ce que vous souhaitez comme lui créer un musée imaginaire, c’est-à-dire rassembler à Amiens ce qui vous semble faire le plus sens dans la création contemporaine?
L.D. : D’une certaine façon, oui. À la manière d’un musée, la Maison de la Culture est un centre de ressources qui se projette comme un lieu de croisement entre les récits passés et les langages de demain. C’est d’autant plus important dans cette époque qui aurait tendance à perdre sa mémoire ou à la réécrire. À Amiens, l’histoire est présente partout, celle des grands conflits du 20e siècle mais aussi la mémoire industrielle. Assumer cet héritage est une aide pour mieux construire l’avenir.
À ce titre-là, Malraux nous assigne ce rôle de passeur, de modernité, entre le répertoire classique ou revisité et ces nouvelles écritures contemporaines qui seront le patrimoine de demain.

M.S. : En tant que scène nationale, vous devez ouvrir le lieu à tous les arts.
Comment pense-t-on l’équilibre entre chacun ?
L.D. : Il vient de notre envie d’aller rencontrer des artistes, de pouvoir présenter leur travail et de notre rôle d’accompagnement. Commençons par la musique. Nous accueillons à la fois de la musique symphonique, du jazz évidemment avec Label bleu, mais aussi des expériences pour vivre la musique autrement. Nous sommes les seuls aujourd’hui en France à avoir associé un label de musique à une scène nationale. Et on continue à produire des disques ! Je pense à Henri Texier, Michel Portal, Daniel Zimmermann ou Thomas de Pourquery… Mais on a invité aussi Alexandre Tharaud avec son récital de musique de films car c’est une manière de rentrer de façon plus populaire dans cet art.
De plus, la grande salle a une acoustique exceptionnelle. L’Orchestre de Picardie, en résidence, peut jouer dans de très bonnes conditions.
Mais comment la musique symphonique peut-elle intéresser les nouvelles générations ? C’est ce qui nous conduit cette année à développer ce programme de pauses musicales, gratuites, à l’heure du déjeuner. Le classique se décline avec l’Orchestre national de Lille, le quatuor Modigliani ou encore l’ensemble Le Balcon qui est sur une proposition à la fois joyeuse et frémissante : le Dracula de Pierre Henry, écrit à partir de Richard Wagner. Ça promet une soirée fantastique !

M.S. : Il y aura dans cette programmation ce qu’on nomme les musiques actuelles.
Cet éclectisme est-il guidé par une envie de faire découvrir au public la diversité du paysage musical ?
L.D. : Cette diversité est constitutive de la maison. Et c’est plaisant, aussi bien pour le public que pour les programmateurs, de pouvoir justement naviguer d’un univers à l’autre. Cette année on trouve des lignes de forces qui sont déjà des évasions : un univers de musiques populaires et chaleureuses venues des États-Unis, avec le Harlem Gospel Choir ou Cole Porter. Et puis de grandes compositrices, autrices et interprètes d’un répertoire à découvrir qui constitue cette richesse du monde : Imany,
Youn Sun Nah ou la grande chanteuse de Fado, Cristina Branco.

M.S. : L’ouverture de la saison se fera en musique également…
L.D. : Vous avez raison de le dire, c’est un moment où on ouvre la Maison à tout le monde. Et l’expérience des années passées montre que cela a toujours été un pari réussi ! La saison démarre d’ailleurs en musique avec Chantons sous la pluie, adaptation du film en comédie musicale montée par le Palais des Beaux-Arts de Charleroi. Autant dire qu’on veut d’abord envoyer un signal clair : on a vécu, on vit encore, des périodes difficiles, mais ça fait du bien de se retrouver à la Maison pour faire la fête.

M.S. : La Maison de la Culture d’Amiens est également ouverte aux arts plastiques. Goldorak, Ulla Van Brandebourg, Marie-Paule Nègre, ces expositions sont montées en partenariat avec d’autres acteurs. Est-ce une façon de réaffirmer la place de la Maison au sein d’un écosystème culturel régional?
L.D. : Absolument. D’abord, à Amiens, il y a un potentiel formidable autour de la question de l’image. On a la chance d’avoir une vraie dynamique et il est dès lors logique que cette place soit construite en partenariat avec les autres acteurs du territoire. Pour citer un exemple, Emmanuel Béranger est déjà venu lors du Printemps du dessin. Il a été très remarqué puisqu’il combine performance sportive et dimension graphique. Il va véritablement habiter la Maison à l’automne avec plusieurs ateliers.
Le travail de Richard Terrazzoni ouvre sur des sujets qu’on développe beaucoup dans le cadre de notre festival Amiens Europe : ceux du genre, des approches féministes du monde, de comment mieux se comprendre les uns les autres…

M.S. : La Maison de la Culture développe, grâce à son cinéma, une programmation Art & Essai, en lien avec le Ciné Saint-Leu.
L.D. : On a une entente de programmation avec le Ciné Saint-Leu. C’est une très belle collaboration, bâtie sur la confiance, qui enrichit notre programmation dans l’actualité du cinéma et dans une programmation patrimoniale. Et il y a ce travail considérable avec un partenaire, l’ACAP, qui s’occupe du développement du cinéma dans la région pour les jeunes générations.

M.S. : Vous accueillez aussi le Festival International du Film d’Amiens. Est-ce important qu’une Maison de la Culture continue de former des cinéphiles, de donner le goût du cinéma à tous ? Notamment à l’heure où les salles souffrent du manque de spectateurs…
L.D. : L’histoire du festival est intrinsèquement liée à la Maison. Et pour nous, évidemment, c’est un des joyaux de la programmation, au sens ou pendant dix jours, elle ne vit que par le cinéma, avec des films d’une exceptionnelle diversité et la capacité d’accueillir de grands noms. Pour le public, le festival permet de côtoyer des artistes qui sont des icônes !

M.S. : La saison est émaillée de temps forts. Les festivals, ce sont des temps concentrés, denses, qui permettent aux habitants et aux artistes de vivre ensemble des expériences artistiques. Comment ces festivals rythment-ils l’année ?
L.D. : Ces temps forts permettent au public d’identifier d’autres types de propositions.
La particularité du festival Amiens Europe, ce sont ces artistes pétris de ces valeurs européennes, démocratiques et d’émancipation. La mobilité et la liberté de création des artistes sont des atouts dans une Europe meurtrie actuellement par la guerre en Ukraine mais qui doit croire aux vertus de la solidarité. Le festival Amiens Tout-monde qui, selon Édouard Glissant, parle des interconnexions entre les cultures d’un monde en archipel, ouvre justement la Maison à l’altérité au-delà des océans.
Ces deux temps forts déclinent des notions liées à l’avenir du vivre ensemble sur notre planète, égalité, féminisme, écologie, luttes contre les discriminations… Autant de points de vue que l’art contribue à élargir. Il y a toujours cette affirmation que la rencontre est riche de ces confrontations, que les artistes sont particulièrement là pour nous aider à les apprivoiser, sans assignation. Au fond, les artistes nous aident à comprendre une époque complexe qui aujourd’hui laisse peu de place à l’optimisme. Et pourtant il en faut !

M.S. : Ce temps fort, consacré aux langages du monde, emprunte son nom à Édouard Glissant. Comme lui, c’est la relation entre les éléments différents de notre monde qui vous importent ?
L.D. : C’est l’idée qu’il nous faut être imprégné de ce rapport à l’autre et de cette capacité à accepter des relations interculturelles, le métissage, des points de vue différents. C’est vraiment ce qui fonde le festival Amiens Tout-monde. On a voulu que ce moment soit pluridisciplinaire, ouvert sur la musique, qui est un élément de partage important. Les paroles des artistes nous emmènent ailleurs.
On va retrouver Yuval Rozmann avec son spectacle Ahouvi. Il parle d’abord d’amour, mais avec le point de vue d’un artiste profondément porté et travaillé par sa culture juive. Il y aura aussi, comme en échos, un projet autour des poésies arabes avec Ne me croyez pas si je vous parle de la guerre de Asmaa Azaizh qui vient de Palestine, ou encore Frérocité de Fabrice Ramalingom. Son spectacle porte bien son nom : comment peut-on être frère aujourd’hui dans un monde où l’on se déchire ?

M.S. : En ce qui concerne le théâtre, il y a Tiago Rodrigues qui prendra la direction du Festival d’Avignon en juillet 2023. Il viendra à Amiens présenter deux spectacles en novembre. Est-ce que c’est toujours un événement de recevoir un metteur en scène comme Tiago Rodrigues ? Et pensez-vous que ses spectacles parviennent à dire le monde actuel à chacun ?
L.D. : C’est un double événement pour nous parce que nous avons avec Tiago Rodrigues un long compagnonnage. Nous allons accueillir Catarina, ou la beauté de tuer des fascistes qui pose de grandes questions politiques. On reçoit en même temps Chœur des amants, une histoire universelle, avec un couple, qui, dans sa douleur, dans un moment très fort, peut parler à tous. C’est la force du théâtre de Tiago qui, avant d’être un metteur en scène, est d’abord un auteur.
Ravis aussi d’accueillir Tiphaine Raffier cet automne dans cette programmation, la jeune auteure et metteuse en scène propose La chanson [reboot]. C’est une de ses pièces fondatrices et c’est la première fois qu’elle vient à Amiens. C’est pour le public une occasion de découvrir une artiste qui a un immense potentiel à travers cette forme qui est très accessible et qui va beaucoup plaire.
Le chorégraphe Boris Charmatz viendra présenter en décembre son spectacle 10 000 gestes.
Là encore, c’est un événement! Son travail est important pour nous car il est artiste associé à la région. C’est une pièce formidable par son ampleur, son engagement et qui va répondre à d’autres pièces du programme qui ont cette même énergie.

M.S. : De l’ampleur, mais aussi de l’énergie et la jeunesse! Vous accueillez Jan Martens. C’est un grand succès du Festival d’Avignon 2021, une pièce de danse contemporaine qui, en gardant tous les codes du genre, est pourtant accessible à tous et a séduit très largement, au-delà des aficionados.
L .D. : Justement, il faut rappeler qu’Amiens a accueilli le premier Centre Chorégraphique National en 1968 avec le Ballet Théâtre Contemporain.
La danse aujourd’hui encore est présente à travers des grandes formes populaires et collectives.
On va recevoir Catherine Diverrès, Mylène Benoît, Philippe Decouflé ou Blanca Li, car précisément, une programmation se bâtit sur l’équilibre entre des propositions très fédératrices ou plus pointues.

M.S. : Vous allez aussi recevoir le début de L’Intégrale Tchekhov de Christian Benedetti ou Un mois à la campagne mis en scène par Clément Hervieu-Léger ou encore Ruy Blas de Victor Hugo mis en scène par Olivier Mellor. Est-ce important pour vous de présenter des pièces du répertoire chaque saison ?
L.D. : Le public est toujours avide de découvrir les pièces du répertoire. Un mois à la campagne est une si belle pièce ! On a d’ailleurs une thématique concentrée d’auteurs russes puisqu’on entendra aussi Nikolaï Erdman avec Le Suicidé monté par Jean Bellorini, qui raconte comment la peur régnait dès le début du stalinisme. Et puis Ruy Blas parce que c’est la première fois qu’Olivier Mellor, metteur en scène de la région, présente son travail à la Maison de la Culture. On est heureux de le recevoir et on espère qu’il va rencontrer un large public.

M.S. : On reproche parfois au théâtre contemporain de négliger le texte. Je parle des textes contemporains. Or, vous avez dans ce programme laissé une place importante aux mots. Je pense notamment à La Septième, le texte du philosophe Tristan Garcia mis en scène par Marie-Christine Soma ou le spectacle de Lazare, Cœur instamment dénudé, ou encore la tragédie créole de Vincent Fontano, Loin des hommes.
Ça vous tient à cœur que le public puisse découvrir des spectacles contemporains ou le texte est toujours premier ?
L.D. : Oui, le texte, reste fondamental. Personnellement, j’aime bien les pièces qui racontent des histoires. J’adore aller au spectacle quand je ne connais pas la fin. Dans ces trois cas, les auteurs ont une vraie écriture. Dans La Septième, on est complètement pris et surpris pendant la représentation. La création de Lazare parle à tout le monde, aux enfants, aux familles, d’autant plus que la partie musicale est très présente. Et puis Vincent Fontano est un artiste, auteur, metteur en scène, réalisateur réunionnais – on présentera aussi ses courts métrages au cinéma.
Il faut véritablement le découvrir. Il a une force incroyable.

M.S. : Votre programmation s’enrichit aussi de formes que je vais qualifier d’hybrides dans le sens ou elles mêlent des genres artistiques.
Je pense notamment au Moby Dick de Yngvild Aspeli. C’est de la marionnette, mais c’est quand même aussi un peu du théâtre, de même avec le travail de Benjamin Lazar qui lui imbrique la musique, la littérature et le théâtre sans vouloir les démêler. Ces projets font autant appel à la forme qu’au fond. C’est important pour vous de les inscrire dans cette programmation ?
L.D. : La Maison est pluridisciplinaire par nature. Donc quand on a des artistes qui justement mêlent plusieurs formes, cela permet de casser les codes.
Encore une fois, ce sont des pièces qui racontent des histoires. Moby Dick, c’est du répertoire, un texte qui a sa force, mais qui permet grâce à la marionnette, de raconter les choses de façon différente. Et en effet, Benjamin Lazar, artiste associé, monte La Chambre de Maldoror autour de Lautréamont. Il est seul en scène mais convoque beaucoup d’images grâce à un système sonore très perfectionné !

M.S. : Il y a une grande personnalité du théâtre français qui va passer par Amiens, c’est Ariane Mnouchkine. Cette fois-ci, elle vient avec l’École nomade du Théâtre du Soleil…
L.D. : On est très heureux parce que ça fait plusieurs années qu’on en parle avec Ariane Mnouchkine. Elle est venue en 1966, quelques mois après l’ouverture de la Maison, ce qui correspondait aux premières années du Théâtre du Soleil. Inconnus alors, Ariane et sa troupe jouaient Le Capitaine Fracasse. Symboliquement ce retour du Théâtre du Soleil est important car il s’agit avant tout de transmission : la première École nomade va prendre vie à l’extérieur de la Cartoucherie de Vincennes.
C’est un stage d’une quinzaine de jours, qui sera ouvert à 100 participants d’Amiens et de toute la région. C’est un moment rare. Cette place importante dédiée à la formation est essentielle et on retrouvera avec Maison en Actions en mai et juin 2023, en plus des présentations des différents ateliers artistiques portés par la Maison, deux événements : le Concert d’Astrée et l’Orchestre National de Jazz des Jeunes.

M.S. : Vous accueillez aussi des artistes en résidence. Comment cela se passe concrètement et qu’est-ce que ça change d’avoir des artistes à demeure ?
L.D. : Les artistes font vivre la Maison ! Pendant toute la crise sanitaire, ils nous donnaient une raison d’être. Nous étions certes fermés au public, mais grâce aux artistes qui étaient au travail, la Maison vivait ! On a la capacité d’héberger les artistes quand ils sont en résidence. Ils peuvent être au studio Label bleu pour composer, travailler sur l’enregistrement futur d’un disque… Ils peuvent être en résidence sur les différents plateaux des trois théâtres ou dans les salles d’exposition, et ainsi on va suivre le travail artistique qui s’accomplit. C’est essentiel, c’est une façon de faire connaissance, de mieux se comprendre.

M.S. : Pour conclure, est-ce que vous pourriez définir en quelques mots la tonalité de cette saison ?
L.D. : Je crois que c’est une saison qui est très en phase avec les aspirations du public, avec le monde dans sa diversité, c’est aussi une saison du retour à la Maison de la Culture. Dire à chacun: « Revenez, tout le monde va pouvoir y trouver sa place ! ». Il y a des grands moments populaires, joyeux, des instants de découverte de textes ou de formes nouvelles, qui nous permettront d’être véritablement à l’unisson. Une ouverture au monde dans toute sa richesse et sa complexité !

Propos de Laurent Dréano, directeur,
recueillis par Marie Sorbier, journaliste | Mai 2022.