Henri Texier An Indian’s Life
Sortie officielle le 13 octobre

L’Indien des Batignolles

En titrant de manière explicite son nouvel album “An Indian’s Life”, le contrebassiste et compositeur Henri Texier vient clôturer en beauté une sorte de triptyque phonographique informel — débuté en 1993 avec “An Indian’s Week” et poursuivi en 2016 avec “Sky Dancers” — faisant de la cause amérindienne et, au-delà, de la figure quasi-mythologique de l’“Indien”, à la fois la matrice imaginaire et le moteur poétique de son geste artistique.

 

Un modèle identificatoire

Ce n’est un mystère pour quiconque suit un tant soit peu sa carrière, Henri Texier voue un intérêt tout sauf dilettante et anecdotique à l’univers des Native Americans. “ C’est une passion qui remonte à l’enfance”, explique-t-il, “Un truc très intime mais assez peu réfléchi qui me reconnecte au petit Parigot des Batignolles que j’étais dans les années 50, qui adorait jouer aux cowboys et aux Indiens et qui immanquablement choisissait le camp des Indiens quand les autres étaient attirés par le revolver en plastique et la panoplie du cowboy… De façon très confuse, le Paris ouvrier et populaire de mon enfance, les Indiens, l’élégance, la liberté — tout ça est intimement lié dans mon imaginaire… Par la suite j’ai bien entendu introduit le jazz dans le cocktail… J’ai fait le lien entre le génocide des Amérindiens et l’oppression subie par les Afro-américains et je me suis identifié à cette part maudite de l’Amérique à travers le jazz… C’est un processus assez complexe en fait, beaucoup plus intime qu’esthétique, et qui n’a pas d’autre lien qu’imaginaire avec la musique.”

 

Il y a 30 ans : “An Indian’s Week“ !

C’est en 1993 avec la parution d’“An Indian’s Week”, magnifiquement illustré par une photographie de Guy Le Querrec prise en 1990 lors du pèlerinage organisé par les tribus Sioux Lakota sur les lieux du massacre de Wounded Knee, qu’Henri Texier a pour la première fois rendu explicite ce “lien imaginaire” entre sa musique et l’univers amérindien. “Je venais juste de mettre sur pied un nouvel orchestre avec le tout jeune Bojan Zulfikarpasic au piano, Tony Rabeson à la batterie et Glenn Ferris au trombone et ce quartet, que je trouvais très stimulant, m’a donné envie de dédier un album aux Amérindiens, qui m’accompagnaient depuis de nombreuses années mais auxquels ma musique n’avait jamais rendu hommage.” Prenant très vite le parti d’éviter toutes références trop précises à la culture amérindienne et à ses traditions musicales pour s’engager plutôt dans une évocation libre et personnelle prenant la forme d’une sorte de recueil de nouvelles musicales décrivant une semaine dans la vie d’un Indien d’aujourd’hui, Henri Texier, sans jamais verser dans le “folklore” (fut-il imaginaire), trouva spontanément l’équilibre entre unité et diversité dans cette sorte de narration subliminale liant chaque composition conçue indépendamment des autres, comme un moment, une situation, une rencontre particulières… Le disque connut un succès immédiat et s’installa très vite parmi les plus belles réussites non seulement de la carrière d’Henri Texier mais du jazz français contemporain.

 

Un geste militant autant que poétique : “Sky Dancers”

Il faudra pourtant attendre 23 ans pour qu’en 2016, le contrebassiste entreprenne de consacrer un nouvel album à “la cause”… Étoffant pour l’occasion sa formation de l’époque composée de Sébastien Texier et François Corneloup aux saxophones et Louis Moutin à la batterie (le Hope Quartet) de la guitare flamboyante de Nguyên Lê et des claviers coloristes d’Armel Dupas, Henri Texier choisit avec “Sky Dancers” (ainsi nommé en référence aux Indiens Mohawks spécialisés dans la construction des gratte-ciel) de rendre un nouvel hommage aux Amérindiens, “mais cette fois de manière directe et carrément militante”. Titrant la plupart de ses compositions de noms de tribus indiennes (Hopi, Comanche, Mapuche, Navajo Dream…), et contrairement au disque précédent, plaçant parfois au cœur de ses arrangements quelques éléments entrant en résonance avec les musiques amérindiennes (l’usage des tambours dans Dakota Mab notamment), Texier parvint dans cette œuvre engagée, d’une grande force expressive, à considérablement renouveler son discours orchestral tout en demeurant tout du long scrupuleusement fidèle au principe d’une évocation poétique et impressionniste s’appliquant à éviter toute trace d’exotisme et d’“appropriation culturelle” condescendante.

 

Un nouvel orchestre pour de nouvelles histoires

C’est dans ce même état d’esprit et dans le droit fil autant esthétique qu’éthique de ses deux prédécesseurs que s’inscrit aujourd’hui “An Indian’s Life” — poursuivant leur geste en venant d’une certaine manière couronner en beauté un triptyque d’une grande cohérence artistique et d’ores et déjà majeur dans la discographie du contrebassiste, tout en apportant d’autres tonalités, d’autres humeurs, d’autres motifs, à travers la “familière étrangeté” d’un tout nouveau septet à l’instrumentation parfaitement singulière dans sa façon de se référer à la tradition tout en s’en démarquant subtilement par l’introduction dans sa riche matière sonore d’alliages inhabituels.

Finalement, plus ça va plus je me dis que je n’ai jamais rien fait d’autre que raconter des histoires en musique”, confie Henri Texier. “Et il est très clair pour moi que chaque nouvel orchestre que j’imagine, par la personnalité des musiciens dont je choisis de m’entourer et les couleurs et dynamiques orchestrales qui résultent de leur association, constitue à la fois la matière et l’outil par quoi je me mets en situation de créer de nouvelles histoires ou d’inventer de nouvelles façons d’aborder les mêmes thèmes. D’une certaine façon ce que je recherche fondamentalement quand je constitue un nouveau groupe ce n’est rien d’autre qu’un moyen de continuer l’histoire “autrement”…”

C’est sur la base solide d’un noyau de partenaires de longue date participant à ses différentes formations depuis des années (Sébastien Texier au saxophone alto, Manu Codja à la guitare et Gautier Garrigue à la batterie) que le contrebassiste a constitué cette nouvelle formation. Confiant pour la première fois à Sylvain Rifflet, impérial d’élégance et d’audace discrète, le rôle de saxophoniste ténor et clarinettiste mais intégrant surtout à l’ensemble deux couleurs instrumentales finalement assez rares dans sa palette, avec d’une part la trompette fauve et lyrique du Belge Carlo Nardozza (40 ans après Michel Marre dans “La Compañera” !) et, fait pour le coup totalement inédit, la voix troublante et délicieusement atypique dans ce contexte d’Himiko Paganotti — Texier s’ouvre incontestablement dans “An Indian’s Life” de nouveaux horizons orchestraux offrant à sa musique de nouvelles images, de nouvelles façons de les agencer, d’autres manières de les développer — bref, d’autres façons de “se raconter” à travers la figure de l’Indien.

 

Un road-movie au féminin

J’avais ce groupe qui m’avait donné le désir de me replonger une nouvelle fois dans l’univers amérindien. J’avais le titre de l’album “An Indian’s Life”. J’avais toutes les compositions qui mises bout à bout déroulaient dans mon esprit les différents moments de la vie d’un Indien… Et soudain, en plein enregistrement, en entendant la voix d’Himiko se poser sur les arrangements et s’emparer de façon si sensible des paroles du standard “Black & Blue”, la seule chanson du disque, j’ai compris qu’elle tenait une place centrale dans ce disque… Et que cet Indien dont j’évoquais la vie, c’était une femme. Et que ce disque au final, c’était moins un recueil de nouvelles comme avait pu l’être en son temps “An Indian’s Week” qu’une sorte de road-movie très libre et très actuel qui déclinait sous forme de flashs les séquences fortes de la vie d’une femme d’aujourd’hui ! J’ai rebaptisé le morceau d’ouverture “Apache Woman” et tout s’est enchaîné. J’avais le fil de mon disque, je pouvais désormais le dérouler et le mettre en forme avec l’aide du si sensible ingénieur du son Philippe Teissier Du Cros qui depuis vingt-huit ans maintenant participe activement à la direction artistique de mes enregistrements.”

Alternant au fil des plages les climats, les humeurs émotionnelles, les états d’âme, avec toujours cette signature mélodique inimitable, cette façon instinctive de poser en quelques traits admirablement dessinés le “théâtre des situations”, Henri Texier embarque son “personnage” dans un voyage imaginaire au lyrisme onirique d’une grande puissance poétique, tout en convoquant dans le flux de l’histoire ses propres fantômes sans pathos ni nostalgie.

 

La voix des “autres”

Car si au final Henri Texier peut se prévaloir dans ce nouveau disque de parvenir une fois encore à entrer en résonance avec la psyché amérindienne, c’est incontestablement dans ce rapport vivant à la mémoire, aux ancêtres, à la tradition, que sa musique (re)met en jeu chaque fois de façon si sensible. De ses amis Carla Bley et Steve Swallow à la figure tutélaire de Charles Mingus, honorés chacun d’une composition, en passant par Don Cherry ou encore Paul Motian, dont les influences maintes fois réaffirmées ne cessent d’affleurer ici et là comme autant de marques d’amour et de respect, Henri Texier n’oublie jamais de rappeler d’où il vient, faisant de sa musique foncièrement accueillante un espace de dialogue entre les traditions et les générations et de “reconnaissance” de l’autre dans toutes ses différences. Henri Texier ne sera jamais un Indien, il le sait, tout comme il ne sera jamais Charles Mingus — mais l’un et l’autre se rencontrent dans sa musique et c’est tout son génie que de faire entendre sa voix la plus intime à travers ce dialogue imaginaire.

Texte : Stéphane Ollivier

PLAYLISTS LABEL BLEU

Deezer : http://bit.ly/Deezer_Label_Bleu

Spotify : http://bit.ly/Spotify_Label_bleu