30 ans et une nouvelle naissance pour le label amiénois.
Une maison de disques où les plus grandes figures du jazz et des musiques du monde ont pu exprimer leur talent, avec 2,5 millions d’albums vendus.
Aborder le tournant numérique tout en soutenant les artistes, ce sont les nouveaux défis que relève aujourd’hui cet important label.

Remonter trente ans en arrière aux origines de la création de la maison de disque Label Bleu c’est se retrouver soudain projeté dans un monde radicalement étranger, au regard des codes et normes (tristement économiques…) qui régissent aujourd’hui l’essentiel de notre vie culturelle. Profitant de l’élection de François Mitterrand en 1981 et de l’accession de la Gauche au pouvoir pour la première fois dans l’histoire de la 5e République, le monde des arts et de la culture, encore largement animé par les promesses universalistes d’après-guerre d’un «élitisme pour tous», connut en effet à cet instant, grâce à une politique culturelle volontariste, aussi ambitieuse d’un point de vue idéologique que généreuse en subventions, un véritable âge d’or tant au niveau institutionnel que purement créatif. Nombre de compagnies de musique, de théâtre et de danse virent alors le jour ; associations et festivals en tous genres essaimèrent un peu partout sur le territoire — et c’est tout un réseau de production et de diffusion culturelles, encore en grande partie amateur et bénévole, qui dans un même élan, commença de s’organiser et de se professionnaliser, offrant par la même l’occasion à de nouveaux talents artistiques d’éclore et de s’affirmer. Pris dans ce vaste mouvement de mutation, la musique elle aussi connut sa révolution culturelle. Si l’on excepte les cénacles de la musique classique et (dans une moindre mesure) du domaine contemporain, considérés de longue date comme légitimes par l’institution  et de ce fait largement subventionnés, des formes de musique plus populaires comme la chanson, le rock et le jazz (tout ce que l’on retrouvera plus tard regroupé sous le terme générique des «musiques actuelles»), dont l’existence jusqu’alors relevait exclusivement d’une logique économique fondée sur les lois du marché, commencèrent à revendiquer de participer de ces programmes d’aide à la création, ambitionnant par là-même de bénéficier, outre de moyens accrus, d’une nouvelle considération de la part des autorités publiques.
C’est dans le contexte favorable de cette politique de démocratisation artistique généralisée que Michel Orier, un jeune Amiénois de 24 ans, amateur de musique et de son, entreprit dans le cadre d’une petite association locale de fonder dès 1982 le premier festival de jazz de la ville, puis intégrant dans la foulée la Maison de la culture d’Amiens (MCA), de créer en son sein un studio d’enregistrement. Rapidement ce petit «département son» prit de l’ampleur et Orier, à sa tête, commença de produire occasionnellement quelques bandes de musiciens de jazz (Didier Levallet), dans un premier temps éditées et distribuées par de petites maisons de disques indépendantes associées. Le processus qui allait mener bientôt à la création de Label Bleu était amorcé…
Nouvelles scènes : nouveau label
Arrivé à la fin d’un cycle historique depuis le tournant des années 70 -confronté d’une part à l’épuisement de ses formes traditionnelles, sapées par le radicalisme de certains mouvements d’avant-garde (toutes les déclinaisons du «free jazz») et de l’autre au danger d’une sorte de dissolution identitaire dans les multiples creusets fusionnels prônant l’hybridation et le décloisonnement des genres (le jazz-rock et ses avatars) -, le jazz au milieu des années 80 souffre cruellement d’un manque de visibilité et de lisibilité. Laissé pour mort d’un strict point de vue économique par les grandes firmes phonographiques tournées vers d’autres tendances plus populaires et lucratives, considéré par le grand public soit comme dépassé soit comme  élitiste, il ne doit alors sa survie qu’à l’effort militant d’une poignée de petits labels indépendants (Futura/Marge, Owl, nato, Ida records, en France ; ECM, FMP, ICP, Black Saint, en Europe…) soutenant et accompagnant, par leur pertinence éditoriale, l’incroyable diversité esthétique (et idéologique !) de ses propositions. Car, c’est le paradoxe de ces années, cette musique quelque nom qu’on lui donne (jazz ? Musique improvisée ? Fusion ?), malgré le peu de soutien médiatique dont elle jouit et la faiblesse structurelle endémique de son réseau de production et de diffusion, connaît alors une extraordinaire efflorescence créatrice. En France notamment, suite à la révolution esthétique post-soixante-huitarde incarnée magnifiquement par l’affirmation des univers singuliers de musiciens comme Michel Portal,  François Tusques,  Jacques Thollot et un peu plus tard Bernard Lubat et Henri Texier, c’est toute une nouvelle scène de jeunes musiciens qui s’affirme alors, s’émancipant radicalement  des codes traditionnels du jazz américain pour inventer de nouveaux idiomes en (ré)intégrant à son vocabulaire des éléments de la musique occidentale (savante ou populaire), ou empruntés aux multiples traditions extra-européennes. Claude Barthélemy, Andy Emler, Jean-Marc Padovani, Gérard Marais, Philippe Deschepper, Louis Sclavis au sein du Workshop de Lyon, Marc Ducret, François Couturier, Antoine Hervé, etc. – innombrables sont, à l’orée des années 80, les jeunes talents à émerger et proposer au  jazz de nouveaux axes de modernité, sans parvenir à véritablement se faire entendre faute de moyens pour se produire et se diffuser… C’est fort de ce constat que Michel Orier propose alors au directeur de la MCA de l’époque, Jean-Marie Lhôte, l’idée de constituer au sein même de la structure, un label de jazz d’un genre radicalement nouveau, fidèle à l’esprit d’indépendance artistique propre aux petites maisons de disque privées, mais riche de nouvelles potentialités économiques et institutionnelles : «Je m’étais bien rendu compte en travaillant à la MCA que beaucoup d’argent pouvait être dépensé pour quelques représentations théâtrales, par nature éphémères, et je ne comprenais pas pourquoi, à côté de ça, les musiciens de jazz continuaient d’être traités avec un tel mépris. Je connaissais l’état de la scène. Je constatais avec tristesse que des musiciens de l’importance de Michel Portal, Daniel Humair ou Henri Texier n’avaient plus de producteurs attitrés depuis longtemps. Que par ailleurs tout un tas de jeunes musiciens talentueux émergeaient. Je me suis dit : “Mais pourquoi ne pas donner à cette musique les mêmes moyens que ceux que l’on octroie si aisément aux autres formes d’art” ? Il y avait clairement une place à prendre, une fonction à remplir, et un nouveau modèle à inventer !» Le principe est rapidement validé d’un label indépendant intégré  à la MCA, à travers le montage juridico-économique totalement inédit d’une société à responsabilité limitée à associé unique (E.U.R.L). En 1986 Label Bleu voit ainsi officiellement le jour.

La «maison du jazz français» (1986-1991)
Après qu’il fût revenu au pianiste Daniel Goyone l’honneur de signer la première référence du label avec son disque “Goyone 2”, le catalogue de la jeune maison de disque va très vite s’étoffer des  signatures prestigieuses d’Henri Texier (“Paris-Batignolles” en 1986, “Colonel Skopje” en 1988) et Daniel Humair (“Quatre” en 1989), deux musiciens historiques alors en rupture de contrats, mais aussi rapidement s’ouvrir à toute une nébuleuse de jeunes musiciens emblématiques de l’effervescence du jazz français de l’époque comme par exemple Marc Ducret (“La théorie du pilier” en 1987, puis “Le Kodo” en 1988), Michel Benita (“Preferences”, 1990) ou encore Andy Emler (“MegaOctet”, 1990) – tous trouvant soudain avec Label Bleu à la fois l’espace et l’outil qui leur manquait pour poser les jalons de leur univers. «Tout de suite j’ai cherché à faire de Label Bleu une “maison de disque” au sens propre du terme, explique Michel Orier, c’est-à-dire un endroit où les musiciens puissent se sentir véritablement et pleinement chez eux, avec la certitude de pouvoir travailler dans les meilleures conditions et sur la longue durée.» Particulièrement habile à flairer l’air du temps et à accompagner le jazz dans ses (r)évolutions, Orier va également accueillir dès sa création en 1986 les productions phonographiques du tout jeune Orchestre National de Jazz (ONJ). François Jeanneau puis Antoine Hervé (87-89), Claude Barthélemy (89-91) et Denis Badault (91-94) enregistreront ainsi à la suite pour Label Bleu, dans le cadre de cette institution, contribuant pour une grande part à faire du label aux yeux du public la vitrine officielle d’un jazz français à l’identité esthétique de plus en plus affirmée. Fort du succès tant public que critique de cette politique éditoriale engagée, Label Bleu au tournant des années 90 se voit déjà solidement implanté dans le petit monde du jazz hexagonal. Mais Michel Orier a d’autres ambitions. «J’étais persuadé que cette musique n’était pas condamnée à la confidentialité, qu’elle pouvait être appréciée par tous les publics si on savait la diffuser et la faire entendre au-delà du cercle des initiés… Lorsqu’en 1991 le poste de directeur de la MCA s’est retrouvé vacant j’ai postulé avec à l’esprit un projet global qui de l’enregistrement à la commercialisation en passant par l’édition et l’organisation de concerts, couvrirait toutes les dimensions de la production d’un disque et de la promotion d’un artiste.» En 1991, Michel Orier, en plus de continuer d’assumer la direction et la programmation du Festival de Jazz d’Amiens et de conserver ses fonctions de producteur de Label Bleu, est nommé directeur de la MCA. Le projet prend aussitôt une autre tournure.

L’âge d’or : ouverture et diversité (1992-2000)
Entouré d’une équipe renforcée (avec notamment l’arrivée de Martine Patrice aux fonctions d’assistante de production), Michel Orier commence alors par rénover le studio d’enregistrement afin d’accentuer l’indépendance du label en matière de production et offrir aux musiciens un outil à la mesure de leurs ambitions. Il inaugure dans la foulée une collaboration fructueuse avec l’ingénieur du son Philippe Teissier du Cros qui rapidement  marque de son empreinte les productions Label Bleu en leur insufflant une véritable identité sonore. En 1993, le succès public considérable de l’album d’Henri Texier “An Indian’s Week” offre au label un nouvel élan et les moyens financiers de son ambitieuse politique d’expansion. Débutent alors quelques années fastes au cours desquelles le catalogue va non seulement multiplier ses références mais élargir considérablement ses territoires idiomatiques. En plus d’accueillir quelques nouvelles stars comme Michel Portal (“Any Way”, 1993), Aldo Romano (“Palatino”, 1995) ou encore Louis Sclavis (“Carnet de routes”, 1995), Orier va persévérer dans sa logique de prospection en continuant de donner sa chance à la jeune garde du jazz hexagonal (Christophe Marguet, Julien Lourau, Bojan Z) tout en s’ouvrant résolument aux musiciens européens (Enrico Rava, Battista Lena, Andy Sheppard, Joachim Kuhn) ainsi qu’à quelques légendes du jazz américain (Dave Liebman, George Russell). Le résultat en terme de notoriété et de légitimité est spectaculaire et à la fin des années 90 Label Bleu apparaît sans conteste comme l’une des maisons de disques spécialisées dans le  jazz parmi les plus importantes et influentes d’Europe. Mais Michel Orier dans son approche globale de la scène musicale voit plus loin encore. Dés 1992, percevant l’intérêt croissant du public pour les nouvelles  formes de musiques venues du monde entier (Afrique, Maghreb, Caraïbes, Moyen-Orient, Amériques du Sud), il décide d’ouvrir au sein du label une nouvelle collection consacrée spécifiquement aux musiques ethniques contemporaines. Sous la direction artistique de Christian Mousset, responsable du festival des Musiques Métisses d’Angoulême, la collection Indigo va très rapidement trouver son identité en privilégiant des artistes exigeants aux langages à la fois singuliers et novateurs mais toujours ancrés dans la tradition et remporter son premier grand succès en 1998 avec l’album “Mouneïssa” de la chanteuse malienne Rokia Traoré.  C’est avec ce bilan exceptionnel qu’en 2000 Michel Orier surprend tout le monde en abandonnant ses fonctions au sein de la MCA et du Festival Musiques de Jazz et d’Ailleurs pour intégrer le cabinet de la ministre de la culture Catherine Tasca en tant que conseiller technique chargé du spectacle vivant. Alors que la crise du disque commence à faire sentir ses premiers effets d’érosion sur les ventes, une nouvelle ère pleine d’instabilité s’ouvre dans l’histoire de Label Bleu…

Aléas et renaissance (2000-2015)
C’est Pierre Walfisz que Michel Orier choisit alors pour le remplacer à la tête de Label Bleu. Ancien programmateur de la salle de spectacle parisienne le Hot Brass (aujourd’hui Le Trabendo), Walfisz peut se targuer d’une connaissance très fine des nouvelles tendances du jazz et des musiques voisines et c’est en tentant un audacieux pari sur l’avenir qu’il entreprend dès sa prise de fonctions de bouleverser l’image d’un label qu’il analyse en fin de cycle en engageant une politique éditoriale volontariste en faveur d’un renouvellement de génération. Sans par ailleurs se couper des figures historiques de Label Bleu et Indigo (Texier, Traoré, etc.), il multiplie les nouvelles signatures de jeunes musiciens talentueux (Magic Malik, SoCalled, Nelson Veras, Sarah Murcia et le groupe Caroline), apporte au label des musiciens étrangers de stature internationale (Steve Coleman) et crée une nouvelle collection, Bleu Electric, dédiée aux nouvelles scènes aux confins de la pop et de l’électro (Vincent Segal, Piers Faccini). Les résultats dans un premier temps sont encourageants, mais bientôt les choses se grippent. La direction de la MCA, longtemps vacante est finalement confiée fin 2001 à Jacques Pornon qui aussitôt entre en conflit avec Walfisz. Si ce dernier, grâce à l’appui des musiciens, sort finalement vainqueur de cette «guerre des chefs» (avec l’éviction de Pornon en 2004), il s’est passablement affaibli. Surtout entre temps la crise du disque s’est intensifiée, grevant les budgets, multipliant les pertes. Label Bleu qui désormais ne peut plus cacher l’état de son endettement, réduit progressivement le volume de ses productions, mais le mal est profond et structurel. La décision est prise de vendre le label. EMI et Harmonia Mundi, un temps intéressés, jettent l’éponge face à l’ampleur du gouffre financier et la dégradation inexorable du marché.  En 2007 l’entreprise est mise en veille et intégrée à la MCA, Walfisz et son équipe licenciés, les contrats des artistes soldés… Gilbert Fillinger, directeur de la MCA depuis 2005, avec Brigitte Périn, administratrice, entreprennent alors de sauver le label d’une mort annoncée. Avec l’aide de Jean-Marie Salhani (patron historique du label JMS) qui accepte d’assurer la distribution, une politique fondée sur l’exploitation exclusive du back catalogue est mise en place (seul Henri Texier conservant un contrat de production), dans la perspective d’éponger progressivement les dettes. Cette cure drastique porte ses fruits et dès 2010 la  production est relancée (l’album “3+3” du trio Romano-Sclavis-Texier ), et bientôt des contrats de licence signés avec quelques talents d’avenir comme le pianiste Thomas Enhco (“Fireflies”, 2012). Aujourd’hui, sous la direction artistique de Gilbert Fillinger et de Benoît Delaquaize, Label Bleu semble bien engagé dans la dynamique d’une véritable renaissance. S’appuyant sur des infrastructures rénovées (avec la réfection complète du studio d’enregistrement), mais surtout sur la créativité et l’enthousiasme intacts de quelques musiciens emblématiques (Henri Texier, David Krakauer), le label regarde de nouveau incontestablement vers le futur et fidèle à ses grands principes artistiques d’origine renoue avec une politique éditoriale audacieuse branchée sur les forces vives du jeune jazz hexagonal dans tous ses états (The Very Big Experimental Toubifri Orchestra, Thomas de Pourquery, Edward Perraud, Richard Manetti, Daniel Zimmermann). Une façon pleine d’optimisme et de vie d’entrer dans sa quatrième décennie d’existence…

Stéphane Ollivier
journaliste